Bon, les deux derniers strips montrent que les auteurs se souviennent bel et bien, contrairement à e que j'avais supposé, des hésitations des hommes d'Etat telles que les avait signalées Jacobs.
Mais à quoi bon ces fastidieux rappels de
ce que nous savons déjà ! ? !
Outre leur caractère laborieux à la mesure de cet album poussif, ils s'adressent en fait à ceux qui découvriraient la série par le BdP et vont donc croire qu'il est symboliquement le premier album même s'il ne l'est pas.
Tout cela montre bien que ce projet n'est rien d'autre qu'une tentative de prise du pouvoir qui s'ignore peut-être mais qui n'en est pas moins là dans son absurdité et son arrogance. Tout se passe comme si Dieu transmettait à Dieu le pouvoir créateur, sauf que Dieu existait déjà avant et que le Dieu qui prétend désormais lui passer le relais dissimule Adam sous une fausse apparence de créateur tout puissant.
Venons-en au titre de l'album. Sur le moment, bien que beaucoup d'entre nous se soient émus du fait que les semaines passant, il n'était toujours pas question d'un quelconque bâton de Plutarque, je ne m'en formalisais pas trop car il peut arriver en littérature d'une manière générale qu'un titre ne fasse sens que par la fin d'un récit qui l'éclaire et lui donne toute son ampleur. Il s'agit dans de tels cas d'une révélation importante qui va ponctuer l'histoire d'une apothéose. Or, que se passe-t-il ici ? Rien de tel : au fond le titre ne désigne dans l'histoire qu'un bref épisode, celui de la découverte du rôle de Clarke 2 et nous avons tous remarqué à ce propos que cet album n'est pas un récit qui s'amplifie progressivement par rebondissements d'une onde dramatique conduisant à une conclusion en forme de résolution générale. Dans ce cas pourquoi cet album s'intitule-t-il
Le Bâton de Plutarque plutôt que
L'Affaire des balises ou
Vie et mort du Major Benson, par exemple ? Ou, ce qui aurait pu être pu s'avérer judicieux, compte-tenu de ce que nous avons sous les yeux :
La Double menace ?
Prenons donc le fameux bâton non pour ce qu'il paraît être dans le cadre du réalisme, mais considérons-le au plan symbolique. N'est-il pas une sorte de sceptre d'Ottokar subreptice et maladroit dont l'enjeu ne s'appliquerait pas aux personnages mais aux auteurs dans leur relation à la série et à Jacobs, un bâton de Moïse dont Yves Sente frapperait le rocher de la légende afin de faire jaillir l'eau première de la série alors que la source coule déjà depuis plus d'un demi siècle, bref, un bâton de commandement qui prétend dire la loi selon
son code, et l'imposer a posteriori même au fondateur qui seul avait droit d'instaurer une loi et qui en l'occurrence, n'en avait instauré aucune, se contentant de créer ? Cet album de ce point de vue est donc bien cela et ne nous raconte que cela derrière la falotte et molle ligne de son scénario : une querelle de pouvoir symbolique qui dénie la violence de son geste en prétendant expliquer, envelopper d'un amont, justifier et éclairer.
Mais ne nous y trompons pas : tout cela est d'une extrême violence et témoigne en fait d'une immense agressivité envers Jacobs
.
A l'opposé, considérez la série Alix Senator dont vient de paraître le somptueux troisième tome,
La Conjuration des rapaces. Nous avons là deux auteurs qui ont eu l'idée de prolonger l'oeuvre alixienne de Jacques Martin en déplaçant l'histoire du personnage central, non en amont mais vers l'aval en l'imaginant parvenu à la charge sénatoriale en 12 avant Jésus Christ, Alix ayant désormais 50 ans. Remarquons déjà que les auteurs se situent donc dans la descendance de la série et que ce prolongement au lieu de prétendre saisir les choses par l'anté commencement les envisage au contraire dans le cadre d'une réception : ils reprennent ce que Jacques Martin a créé dans le cadre d'une recréation qui consiste en quelque sorte à assumer l'héritage et en faire quelque chose de neuf, sans nier cet héritage comme transmission.
De surcroît, créant une perspective nouvelle que l'auteur initial n'avait pas envisagée, puisque de son vivant Alix a toujours été un jeune homme entre 18 et 20 ans environ, les auteurs ont la pudeur ne pas l'imposer : volontairement au lieu de se couler dans le style graphique de Jacques Martin - comme le font les continuateurs qui se placent dans la même temporalité que celle imaginée par Jacques Martin qui eux ont légitimité à reprendre le style initial puisque ils se mettent au service de la série originaire et remarquons-le y placent leur récit (indépendamment de la qualité de chacun d'entre eux) au sein de la série, en respectant scrupuleusement la cohérence de ce que Jacques Martin a conçu, selon ce qu'en disait si justement Christophe Simon, par souci d'une éthique de la reprise).
Au lieu donc de se couler dans le style de Jacques Martin, les auteurs d'Alix Senator, ont tout en maintenant les visages par exemple, sans parler des multiples allusions explicites ou implicites à la série initiale, créé un autre style graphique de manière à ne pas marcher sur les plate bandes de la série, de ne pas la bousculer et ils en deviennent du coup créateurs à part entière de l'héritage assumé avec la piété et la liberté vivante qui convient.
Avec le
Bâton de Plutarque, nous nous situons à l'exact opposé. Voici des auteurs qui miment, et même pourrait-on dire qui caricaturent et singent le style narratif et graphique de la série au service de laquelle ils prétendent se mettre, qui lui imposent leurs conception et, leurs partis-pris, sans même se donner la peine de nous raconter quelque chose qui se tienne. Autant dire que ces auteurs n'ont ni passion, ni pudeur, ni respect, ni conscience de leurs responsabilités. Il outrepassent leurs droits, non légaux, mais symboliques, et en arrivent à la consternante prétention qui est la leur, agissant en somme en mauvais fils qui prétendent donner vie au père et constituer son patrimoine à sa place, tandis que les auteurs d'Alix Senator reçoivent, acceptent et font fructifier l'héritage du père avec talent, originalité et mouvement de vie.
Il n'est que de voir à ce sujet combien est révélatrice la question de la paternité dans les deux albums dont la concordance de parution en cette fin 2014 est d'autant plus significative ! Dans le BdP, la question du père est systématiquement liée à des figures de mannequins caricaturaux au visage de bois, seul Benson échappant un peu à cette logique à la fin par sa mort et ses dernières volontés à sa femme. Blake et Mortimer par le choix du scénario seront à jamais infantilisés par les auteurs en devenant les locataires oedipiens de la veuve du major. A l'opposé, dans le troisième volume d'Alix Senator s'accuse la difficulté d'être père qui plonge le personnage d'Alix dans le doute et un drame subtilement feuilleté sur plusieurs plans, apportant à sa psychologie d'homme mûr une profondeur et une tonalité que ne pouvait avoir le jeune homme. En ce sens, Alix Senator, à travers ce problème nous dit aussi la difficulté qu'il y a à être fils et combien quand on veut l'être dans le sens de la vie, il fait savoir remettre en question moins le père que soi même, sous peine de devenir seulement un fils rebelle ou pire un fils qui prétend jouer au père.
Ces différences de traitement de la question de la filiation et de l'héritage dans ces deux albums de deux séries totalement différentes me semble hautement symbolique de ce que dans les deux cas en font les auteurs. C'est pourquoi je me suis autorisé cette comparaison qui autrement pourrait sembler surprenante.